Le numérique au cœur de la lutte contre le coronavirus en Afrique

AFRIQUE
Par 
Propagation du coronavirus - avril 2020 (210)

La progression inégalée du téléphone et d’Internet ainsi que la jeunesse des populations africaines pourraient se révéler des atouts contre la pandémie. Fervent partisan d’une révolution du numérique, le président de Digital Africa, Karim Sy, livre à Sputnik France ses espoirs quant à l’avènement d’une «troisième voie» pour l’après-coronavirus.
«Depuis que le virus s’est propagé, les États africains sont dans le même sillon que le reste du monde. Ils ont adopté le télétravail pour limiter les déplacements, les vidéoconférences en lieu et place de rencontres au sommet, l’e-learning pour les élèves et étudiants contraints de suspendre leurs cours. Sans parler de la téléconsultation et de la télémédecine qui sont déjà très répandues en Afrique», a estimé le président de Digital Africa, le Franco-Malien Karim Sy au micro de Sputnik France.

Malgré les difficultés en Afrique de confiner des populations, majoritairement employées dans l’informel et qui ont besoin de sortir de chez elle pour générer des revenus, jamais l’utilisation d’Internet n’aura été aussi cruciale pour assurer le cours normal de la vie. Car malgré un retard au démarrage, le continent n’échappe plus, aujourd’hui, à la pandémie. Hormis quelques rares pays comme le Botswana, le Malawi, le Lesotho, les Comores, le Soudan du Sud et le Burundi où, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), «aucun cas avéré n’a été répertorié pour le moment», partout ailleurs le Covid-19 progresse et les populations sont priées de rester chez elle.
D’où un florilège d’applications numériques plus ingénieuses les unes que les autres, qui commencent à essaimer pour lutter contre la propagation du virus, à défaut d’être en capacité de soigner beaucoup de malades. Tous les spécialistes en conviennent: le dépistage précoce, la prévention et les tests sont les meilleures armes du fait de pénuries chroniques et de «trous» dans des systèmes de santé africains qui manquent cruellement de lits dans les hôpitaux, d’appareils respiratoires, voire de médicaments. Une autarcie qui va aller en s’amplifiant puisque, compte tenu de leurs relations avec la Chine et des pays européens parmi les plus touchés comme l’Italie, l’Espagne ou la France, nombre d’États africains n’ont pas eu d’autre choix que de suspendre les liaisons aériennes et de fermer leurs frontières pour se protéger.
Entrepreneur et fondateur de l’initiative Jokkolabs en 2010, le Franco-Malien Karim Sy a réussi à tisser un réseau d’infrastructures «invisibles» dans toute l'Afrique et au-delà. Aujourd’hui  devenue l’un des principaux réseaux de hubs d’innovation sur le continent, Jokkolabs se veut l'un des premiers pôles d'innovation en Afrique subsaharienne. À l’instar de la GSM Association, qui représente 800 opérateurs et constructeurs de téléphonie mobile dans 220 pays, ou bien du think tank Briter Bridges fondé par Dario Guilani pour donner plus de visibilité aux start-up marocaines.
Depuis Dakar (où il réside, ndlr), Karim Sy fédère depuis dix ans des jeunes entrepreneurs de l’économie digitale grâce à la création de différentes «communautés d'innovation». D'août 2017 à juillet 2019, il a siégé dans le Conseil présidentiel pour l'Afrique (CPA), après avoir été coopté par les équipes d’Emmanuel Macron. Avant d’être élu, en octobre 2018, président de Digital Africa, une alliance à but non lucratif voulue par le Président français et financée par l'Agence française de développement (AFD), ainsi que sa filiale pour le secteur privé, Proparco. C’est donc avec une «immense fierté» qu’il a accepté de diriger Digital Africa dont la mission est de «façonner et de renforcer l'écosystème africain de l'entrepreneuriat et de l'innovation afin de libérer des opportunités pour les entrepreneurs en Afrique», déclare-t-il sans ambages.
«L’Afrique représente l’une des plus grosses progressions du téléphone mobile et d’Internet avec une fusion des deux. Aujourd’hui, même les agriculteurs sont connectés chez nous! Nous avons également une population jeune, très investie dans le numérique, qui veut entreprendre. Par contre, la principale difficulté pour eux, c’est de passer de l’idée au succès. D’où la vocation de Digital Africa qui consiste à fédérer l’écosystème dans lequel ils évoluent tout en les accompagnant financièrement tout au long de leur parcours», explique Karim Sy pour qui les avancées dans l’économie numérique des start-up africaines ont déjà commencé.

Déficiences structurelles des États

Le président de Digital Africa est un fervent partisan du numérique comme solution aux déficiences structurelles des États africains pour les aider, grâce à la technologie, à s’implanter concrètement dans le XXIe siècle. Il encourage à ce titre des initiatives novatrices comme celle de la Cal School en Côte d'Ivoire, développée par un membre de la diaspora africaine à Paris, Ibrahima Sissoko. Cette plateforme numérique pour les enseignants, les élèves, les parents et le personnel administratif permet une «gestion intégrale de la vie scolaire» (primaire, collège et lycées). Actuellement déployée sur la commune d'Abidjan avec 350 écoles comptant 175.000 élevés et 72 collèges pour 72.000 collégiens, elle constitue un appoint considérable pour une administration souvent débordée. 
Autre exemple d’applications possibles des nouvelles technologies: Jokkolabs avait initié, avant la crise sanitaire qui frappe aujourd’hui le Sénégal, la communauté «SIG Santé». Celle-ci regroupe des acteurs hybrides (public, privé, société civile et volontaires techniques des communautés de pratique de cartographie et de la géomatique) afin de travailler collectivement sur la cartographie sanitaire du Sénégal.
«Cette communauté est en train de se remobiliser de manière autonome pour répondre à la crise du coronavirus grâce à la publication de cartographie aidant à la prise de décision», note-t-il avec satisfaction.
Longtemps marginalisées, de telles approches dites hybrides, voire alternatives, sont en train de revenir au goût du jour, fait-il valoir. Car avec la pandémie, le monde du numérique, et tout particulièrement en Afrique, a compris qu’il devait se mobiliser –souvent volontairement et gratuitement– pour élaborer des réponses à la crise «sans que la valeur créée soit captée par une minorité, souvent le secteur privé», affirme le patron de Digital Africa.

Surmonter la crise sanitaire

En tant qu’innovateur social (il est Fellow Ashoka depuis 2012, ndlr), Karim Sy ne peut donc que prôner une entraide «entre» mais aussi «au sein» des nations. Au fil des ans et grâce à de solides alliances à l’international, il a acquis une vision plus large de ce que devrait être une «gestion en commun» localement mais aussi à l’échelle de la planète. En tant que membre du conseil d'administration du Global Entrepreneurship Network (pour GEN Europe et GEN Africa) et du conseil consultatif de SwitchPoint, une conférence produite par Intrahealth International, il se retrouve à la confluence d’un certain nombre de projets «où l'innovation humanitaire, la santé mondiale et la technologie se heurtent», confie-t-il.
Or, selon lui, au vu du sauve-qui-peut généralisé actuellement à l’échelle de la planète, où chacun essaie de gérer la pandémie comme il peut, «la recherche de solutions globales à partir d’applications locale (le glocal), paradoxalement, va plutôt favoriser l’Afrique», prophétise-t-il. Malgré un manque patent de champions africains dans le numérique, le président de Digital Arica estime, en effet, que le continent est bien positionné dans cette course au numérique grâce, notamment, à «sa multitude de petites start-up capables de répondre, plus vite, aux besoins locaux», se réjouit-il.
«Nos petites start-up, en Afrique, sont les mieux placées pour trouver des solutions locales à des problématiques globales. Digital Africa entend donc continuer à fédérer des grappes d’entreprises avec un certain nombre d’acteurs clés, dans le sanitaire notamment. Le but est de développer un système de surveillance précoce ou bien d’alerte précoce pour lutter plus efficacement contre la propagation du Covid-19», souligne  Karim Sy.
Parmi quelques-unes des idées novatrices dans ce secteur, il cite REMA Medical Technologies, une plateforme basée à Cotonou, au Bénin, qui met gratuitement –avec l’assistance de la fondation de GreenTec Capital Partners– son outil de communication médicale au service des ministères de la Santé en Afrique. «Ce réseau d’échanges entre médecins d’Afrique est très novateur parce qu’il permet de mutualiser les efforts pour lutter contre le coronavirus», explique-t-il.
Il cité également l’innovation lancée par KLabs (initiée dans le cadre de l’initiative Bridge Africa à laquelle participe la Société Générale) qui, sous forme d’une application mobile utilisable sur tous les portables, permet de faire l’auto-évaluation des symptômes de l’utilisateur. C’est-à-dire une détection de base pour savoir si on est infecté avant un dépistage réalisé par des professionnels de la santé. Les cas suspects sont, ensuite, mis en relation avec les services compétents pour une prise en charge en cas de symptômes convergents.

Surmonter la crise économique

Que pense Karim Sy de la crise actuelle qui montre à quel point l’oubli, voire le déni de l’intérêt général –en France mais encore plus en Afrique du fait des plans d’ajustement structurels des années 1970-1980– a conduit à délaisser les services sanitaires et à détruire les hôpitaux publics? La crise actuelle, au contraire, va-t-elle contraindre les politiques à retrouver le sens de l’intérêt national et le sens de l’État. Et est-ce que cette leçon s’appliquera aussi à l’Afrique?
«Au-delà de l’intérêt national, je pense que l’on est en train de redécouvrir le bien commun. Le cogito sum à l’africaine: tu es parce que je suis! Or, cette démarche, que l’on peut associer à de l’open innovation, existe depuis longtemps. Peut-être que c’est ce modèle-là qui doit davantage être regardé, désormais, plutôt que des modèles capitalistiques où celui qui a la connaissance la garde pour lui. Dans le monde des logiciels libres où j’ai beaucoup milité, nous appelons cela le ‘take4good’. C’est-à-dire la nécessité de mobiliser la technologie pour avoir le plus d’impact bénéfique possible, pour le plus grand nombre possible», insiste Karim Sy.
Au sein de Digital Africa, il affirme travailler déjà à réaliser ce «bien commun» à l’instar des communautés de scientifiques «qui acceptent de partager leur savoir pour trouver des solutions à la crise sanitaire actuelle», argue-t-il. Mais il reste très prudent face aux débats idéologiques sur l’après-crise qui ont déjà commencé à faire rage parmi l’intelligentsia française. Ceux-ci opposent, par exemple, en plus des critiques contre l’ultralibéralisme, les tenants d’une philosophie internationaliste à la Jean Jaurès aux partisans, comme Jacques Attali, d’un mondialisme global impliquant un gouvernement mondial, une police mondiale, un stockage mondial et, donc, une fiscalité mondiale.
Une troisième voie
Karim Sy, lui, préfère parler d’une «troisième voie» pour l’Afrique qui ne parviendra à changer de modèle de développement que si elle accepte de mutualiser davantage ses efforts.
«En Afrique, nous sommes en train de l’inventer cette troisième voie (de la mutualisation) grâce à la logique d’Internet qui va contre celle de la centralisation. L’approche par le bien commun a été délaissée depuis trop longtemps et c’est maintenant que nous devons nous interroger sur l’après, tous ensemble. Car, comme le disait Clémenceau, la question de la transition est un sujet trop sérieux pour être laissé aux seuls politiques», rétorque-t-il.
Un thème dont l’Agence française de développement voulait débattre, le 18 mars dernier, mais qui a dû être repoussé. À l’instar de la prix Nobel d’économie, l’Américaine Elinor Ostrom (1933-2012), dont les travaux sur le bien commun avaient été distingués le 7 décembre 2009, il reste persuadé que la gestion en commun de l’air, de l’eau et de toutes les grandes questions touchant l’humanité ne pourra plus être ignorée à l’avenir.
«La part de l’Afrique dans ce débat pourrait être, comme le préconisait Léopold Sedar Senghor, ce supplément d’âme dont l’Occident semble avoir tant besoin. Evidemment que ce n’est pas facile de bâtir un monde en commun. Mais dans cette communauté de destin qui est la nôtre –dixit Edgar Morin–, nous sommes condamnés à définir tous ensemble ce qui nous est commun avec des règles de conduite communes pour gérer ce bien commun», affirme le président de Digital Africa.
Alors pour que se réalise son rêve d’un Davos «entièrement consacré au bien commun» –et non pas à l’économie sociale ou solidaire «qui, en France, fait toujours penser aux cas sociaux», déplore-t-il, il va continuer à mobiliser ses réseaux en espérant qu’une fois la crise finie, tout ne reviendra pas comme avant. «Souhaitons pour nous et nos enfants que l’humanité sera vraiment capable de bâtir un monde en commun», conclut-il.

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