AVEC DIGITAL AFRICA, LA RUPTURE ATTENDRA


MACRON, UN BILAN AFRICAIN


Avec Digital Africa, la rupture attendra

FANNY PIGEAUD - 8 AVRIL 2022



Élection présidentielle, J-2 · Le projet Digital Africa devait marquer une rupture dans les relations France-Afrique et être l’un des outils phares du « nouveau partenariat » annoncé par Emmanuel Macron. Mais très vite, l’initiative est devenue le symbole de l’incapacité des élites françaises à changer leur mode de pensée et de fonctionnement dans leurs relations avec le continent africain.

                                                                                    

Un grand « raté ». Tel est le souvenir que laissera l’association Digital Africa. Cette initiative, qui devait marquer une rupture dans les relations entre la France et l’Afrique et ainsi être l’un des outils phares du « nouveau partenariat » annoncé par le président Emmanuel Macron au début de son mandat, a tourné au fiasco. Des divergences de vue sur son contenu, sa conduite, sa gestion financière et humaine ont divisé ses responsables, si bien que le projet franco-africain de départ a fini par devenir un simple programme français en direction de l’Afrique. « On devait avoir une gouvernance partagée, c’est-à-dire alliant Français et Africains, une dynamique collective. Nous avions, avec cette initiative visant 54 pays aux cultures différentes, la vision d’une nouvelle relation où l’Afrique se pense en commun et pas à partir de Paris. Mais on est revenu à ce qui se faisait avant », constate Karim Sy, qui fut l’instigateur et la principale cheville ouvrière du projet à ses débuts.

Élu en mai 2017, le président Macron avait évoqué pour la première fois le projet Digital Africa dans un long discours prononcé devant des étudiants, le 28 novembre 2017, à Ouagadougou. Ce jour-là, il avait expliqué qu’il s’agirait d’un mécanisme visant à soutenir l’entrepreneuriat et l’innovation technologique sur le continent africain. Emmanuel Macron avait aussi précisé qu’il appartenait à une génération qui « ne vient pas dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire » et il proposait à ses interlocuteurs de cheminer et travailler « ensemble », un terme qu’il avait utilisé à 34 reprises.

Un an après cette annonce naissait à Paris l’association Digital Africa, censée porter le projet. Dix organisations africaines et françaises de la « tech » en sont alors membres, ainsi que l’Agence française de développement (AFD) et sa sa filiale dédiée au secteur privé, Proparco. L’AFD, organisme public, est partie prenante car c’est elle qui doit gérer le fonds mobilisé par la France (65 millions d’euros au départ) pour financer l’ensemble des activités prévues, dont le fonctionnement de l’association et l’accompagnement des start-ups africaines.

UN FORMIDABLE OUTIL DE SOFT POWER POUR LA FRANCE

L’organe de décision de Digital Africa, à savoir son conseil d’administration, est lui aussi franco-africain : sur un total de sept administrateurs, trois sont africains, représentant trois gros réseaux de la « tech » africaine, Jokkolabs, Afrilabs et 22 On Sloane. Les quatre autres sont français, issus de la Ferme digitale, de Canal France international (CFI), de l’AFD et de Proparco. Karim Sy, fondateur de Jokkolabs, basé au Sénégal, en est élu président. Il sait où il va : c’est lui qui a imaginé le concept de Digital Africa lorsqu’il était membre du Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA), une autre structure créée par Emmanuel Macron au début de son mandat.

La grande idée de Digital Africa est de prêter à de jeunes entrepreneurs africains de petits montants de 30 000 à 50 000 euros, ce que les bailleurs de fonds et les banquiers traditionnels ne proposent généralement pas, comme l’a souligné Emmanuel Macron en mai 2018 en disant son souhait de « combler les failles d’accompagnement par des petits tickets ». L’autre objectif : mettre en relation des acteurs privés et publics, français et africains, à travers une plateforme numérique ambitieuse. « Pour la première fois, il s’agira de créer un modus operandi capable de faire coexister et travailler ensemble des institutionnels et des associatifs, issus de nombreux pays, et dans le but commun d’accélérer l’entrepreneuriat numérique en Afrique »s’enthousiasme à l’époque Karim Sy.

À ses débuts, Digital Africa apparaît aussi comme un formidable outil de soft power pour la France. Un rapport parlementaire publié fin 2018 et consacré à la « diplomatie culturelle et d’influence de la France » voit ainsi l’initiative comme « un moyen de réinventer » le « dialogue culturel » de la France avec le continent africain. Le document précise aussi : « La nouvelle plateforme Digital Africa est l’exemple typique d’un projet d’un nouveau type, mettant à égalité les participants et porteur de valeurs, avec une logique de clusterisation avec différents acteurs, start-ups ou entrepreneurs, associations, entreprises ou autre. Il est important que tous les opérateurs s’approprient cette plateforme, y compris les petits acteurs ».

LA MAINMISE DE L’AFD ET DE L’ÉLYSÉE

Pendant plusieurs mois, Karim Sy et l’unique salariée de l’association se démènent pour faire avancer le projet, communiquant, mettant en réseau les écosystèmes « tech » africains et français, avec une attention particulière donnée à « l’agritech ». Karim Sy est en relation étroite avec deux conseillers du président français, Mohammed Adnène Trojette (en charge du numérique) et Franck Paris (conseiller Afrique), qui suivent de près cette « initiative présidentielle ».

Mais à partir du mois de mars 2020, Digital Africa commence à tanguer. Les premières tensions apparaissent lorsque l’association recrute une directrice exécutive, Stéphan-Éloïse Gras, une Française qui a auparavant travaillé pour le ministère des Affaires étrangères. La plupart des administrateurs de Digital Africa apprennent par courriel son embauche (avec un salaire de plus de 5 000 euros nets, bien supérieur aux montants habituellement pratiqués dans le secteur associatif) alors qu’ils auraient dû être les premiers décideurs. Ils comprennent après coup que ce choix a été imposé à Karim Sy par les conseillers du président Macron. Peu après, Digital Africa s’installe dans les locaux parisiens du Liberté Living Lab, un incubateur de start-ups dont Mohammed Adnène Trojette a été le directeur général. Coût du loyer : 8 100 euros mensuels, ce qui semble démesuré pour une petite association. Le conseil d’administration et son président n’ont pas eu leur mot à dire sur ce déménagement.

Karim Sy et Stéphan-Éloïse Gras, soutenue par l’AFD et l’Élysée, ne partagent pas la même vision du projet, ce qui rend la collaboration de plus en plus difficile. Karim Sy, qui estime que ses interlocuteurs français ont « une mauvaise compréhension de l’écosystème africain » et de « la notion de plateforme numérique qui permet d’animer un écosystème multi-acteurs », finit par démissionner en juin 2020 de sa fonction de président. Kizito Okechukwu, administrateur de l’association pour le compte de 22 On Sloane et basé en Afrique du Sud, le remplace. Il constate à son tour qu’il n’a quasiment aucun pouvoir, contrairement à ce que les statuts de l’association prévoient : dans les faits, ce sont l’AFD et la directrice exécutive qui tiennent les rênes de l’association, avec l’appui de l’Élysée.

UN CONSEIL D’ADMINISTRATION « CONSTAMMENT CONTOURNÉ »

Entre les trois administrateurs africains et l’AFD, un bras de fer s’engage alors, donnant lieu à un invraisemblable feuilleton. Début 2021, Kizito Okechukwu annule la délégation de pouvoirs qu’il avait signée, au début de son mandat et à la demande de l’AFD, en faveur de Stéphan-Éloïse Gras, car des dépenses sont effectuées sans qu’il ait vu les contrats correspondants et les preuves du travail effectué, déplore-t-il auprès de l’AFD. Du point de vue de l’AFD, il n’y a qu’une solution pour mettre fin à la fronde et à la crise : dissoudre ni plus ni moins l’association, ce qui stupéfie la partie africaine. À l’époque, la banque de développement évoque auprès de ceux qui l’interrogent des « divergences de vues sur le positionnement stratégique » de Digital Africa. En interne, l’un de ses cadres reconnaît que l’AFD a choisi de privilégier « l’exécution », l’obtention de « résultats » sur le terrain, plutôt que de chercher un consensus sur les questions de gouvernance.

Les désaccords deviennent publics lorsque Rebecca Enonchong, figure de la « tech » africaine et administratrice de Digital Africa pour le compte d’Afrilabs, met en ligne sur Twitter, le 16 février 2021, un long message rédigé en anglais (voir ci-dessous). « Le conseil d’administration est constamment contourné et rarement informé, obtenant la plupart de ses informations par le biais d’annonces sur les médias sociaux. Des décisions stratégiques et coûteuses sont prises sans qu’il en soit informé », écrit-elle. Elle souligne que les voix des trois administrateurs africains, « qui, ensemble, soutiennent une communauté de plus d’un million d’entrepreneurs africains », sont « ignorées ».


I remember when made the announcement at #Vivatech for his Digital Africa initiative. That part of his speech was in English. I was like, yes! Bye bye #francafrique, hello a new relationship between France and Africa. Well.... old habits die hard. A thread.
Citer le Tweet
Rebecca Enonchong
@africatechie
·
Macron is making another big play for Africa, this time for its startups qz.com/1289212 #VivaTech

Comme d’autres administrateurs, elle ne dispose pas, à ce moment-là, d’informations sur le nombre de personnes employées par l’association, leurs salaires, le budget de l’année en cours, etc. Elle apprendra quelques semaines après que Digital Africa compte onze salariés et que la rémunération de trois personnes en cours d’embauche va dépasser pour chacune d’elles 7 000 euros bruts mensuels. « Nous avons un devoir fiduciaire et légal envers l’association que l’on nous empêche de remplir », rappelle pourtant Rebecca Enonchong dans son message Twitter, ajoutant : « Il est ironique que ce soit nous, Africains, qui luttions pour la transparence des processus et la bonne gouvernance du conseil d’administration, alors que les organisations françaises essayent de faire sauter l’association plutôt que de corriger les dysfonctionnements ! »

EXIT LES ADMINISTRATEURS AFRICAINS

Les relations se dégradent à un tel point que Kizito Okechukwu engage deux avocats parisiens pour réaliser un audit de l’association, ce qui scandalise l’AFD et les salariés de Digital Africa, ces derniers accusant ‒ sans les citer nommément ‒ les administrateurs africains d’avoir « érigé l’opacité en méthode de travail » et de les avoir « critiqués et agressés de manière répétée ». Du côté de l’Élysée, on multiplie au même moment les contacts pour pousser Kizito Okechukwu à annuler la mission qu’il a confiée aux avocats. Sous pression, ce dernier, que l’AFD a aussi cherché à destituer, se résout à démissionner le 2 mai 2021. Il dénonce « un manque de transparence dans la gestion », et il explique à propos de ses interlocuteurs principaux, à savoir l’AFD et le cabinet du président Macron : « Ils m’ont laissé entendre que si je ne démissionne pas, la seule option sera de dissoudre l’association. Je me suis donc dit que je ne veux pas faire partie de ceux-là qui vont participer à la dissolution de l’association ».

Dans la foulée de cette démission, l’AFD s’arroge la majorité des pouvoirs et met un terme au conflit en constituant un nouveau conseil d’administration au sein duquel... il n’y a plus aucun Africain. Sont désormais aux commandes Proparco, Expertise France, La Ferme digitale et l’AFD, qui a deux sièges et assume la fonction de président. Cette issue marque la fin de la coopération new look annoncée par le président Macron. Les désormais ex-administrateurs africains ne verront pas le résultat de l’audit financier et opérationnel que le conseil auquel ils appartenaient avait fini par commander sur leur insistance, fin février 2021.

Pendant ces mois chaotiques, le fonds de Digital Africa a continué malgré tout à fonctionner : 15 millions d’euros ont financé l’amorçage de start-ups africaines et des réseaux d’incubateurs africains, expliquait l’AFD en 2021. Six start-ups ont bénéficié de montants allant de 175 000 euros à 600 000 euros. D’autre part, 40 millions d’euros ont été investis « en direct, sous forme de prise de participation, dans des fonds de venture capital actifs en Afrique et dans des start-ups de la tech africaine », d’après l’AFD.

« L’ANCIENNE GARDE A REPRIS LA MAIN »

Aujourd’hui, Digital Africa existe toujours mais sous une autre forme, ainsi qu’Emmanuel Macron l’a fait lui-même savoir, en février 2022, à l’occasion d’un sommet consacré à une « nouvelle alliance entre l’Afrique et l’Europe » : « On a eu des moments difficiles, autant se dire les choses franchement, qui étaient liés à la gouvernance, parfois aussi il y a eu des malentendus qui se sont installés, donc on a eu des ratés. On a appris de ces ratés, (...) on a pivoté le modèle et on a rebâti », a-t-il rapporté. Le nouveau modèle est simple : Digital Africa, qui se présente en anglais sur son compte Twitter comme une « Pan-African initiative » (initiative panafricaine), est en train de devenir un programme de l’AFD, logé chez Proparco, et auquel l’État français a décidé d’accorder 130 millions d’euros supplémentaires pour la période 2022-2025.

Les ex-administrateurs africains de Digital Africa et au moins une partie des organisations fondatrices de l’association n’ont pas été associés à cette évolution, annoncée dès octobre 2021 lors du sommet Afrique-France organisé à Montpellier. Sans aucune nouvelle de l’association depuis mai 2021, c’est par les médias que les uns et les autres ont pris connaissance de la mise en place du nouveau « dispositif », qui devrait entraîner la dissolution de l’association – une décision qui ne peut être toutefois actée que par une assemblée générale.

Interrogée par Afrique XXI sur la manière dont ce changement était organisé, Proparco a répondu que l’association existe toujours pour l’instant, précisant : « La possibilité qu’elle devienne une filiale de Proparco a été approuvée par le conseil d’administration de Proparco le 25 mars 2022. Les modalités de transfert des activités en cours de Digital Africa sont actuellement à l’étude ». Et d’ajouter : « Dans le cadre de nouvelles activités de financement de l’amorçage, Digital Africa va se doter d’un comité stratégique. Il sera composé d’acteurs africains, ou qui opèrent en Afrique, représentant la diversité du continent, tous proches du terrain et reconnus pour leur légitimité et expériences diverses dans la conception et le passage à l’échelle d’une technologie Made in Africa ».

Plusieurs autres remaniements importants sont par ailleurs en train d’être opérés dans le fonctionnement et l’esprit de Digital Africa. Un exemple : le montant des prêts qui seront accordés aux start-ups dans le cadre du « fonds d’amorçage » (10 millions d’euros seulement, (voir ci-dessous) devrait osciller entre 20 000 et 300 000 euros, ce qui va bien au-delà du choix initial qui consistait à privilégier les petits financements, et correspond davantage à la logique bancaire classique de financement de l’AFD.


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Au bout du compte, « le projet du président Macron a été mis sous le tapis. La rupture ne s’est pas faite, l’ancienne garde a repris la main », observe Karim Sy. Selon lui, « deux approches très différentes se sont opposées autour de Digital Africa : d’un côté, une culture entrepreneuriale et d’innovation et de l’autre, une culture de banque de développement et de fonctionnaires ». La seconde l’a donc emporté comme le montre le retour à une organisation classique sous tutelle de l’AFD avec une directrice exécutive issue du « sérail ».

En l’espace de moins de trois ans, le projet Digital Africa, qui devait être « innovant », a ainsi changé de physionomie pour rentrer dans le moule ordinaire de la « coopération » française, avec un programme piloté entièrement par Paris. Tout s’est passé comme si les élites politiques et administratives françaises étaient incapables de changer leur mode de pensée et de fonctionnement dans leurs relations avec le continent africain.

SOURCE : HTTPS://AFRIQUEXXI.INFO/ARTICLE4964.HTML


FANNY PIGEAUD

Journaliste, auteure de Au Cameroun de Paul Biya (Karthala, 2011), Mahaleo, 40 ans d’histoire(s) de Madagascar… 


 

 


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